Pour un texte sur les retraites


Bernard Friot, UFR SSA

bernard.friot@u-paris10.fr

bâtiment K, bureau 209, poste 71 96

2 juin 2003





ce qui est en cause : le statut de salarié …

Le statut de salarié est une grande conquête des luttes du 20ème siècle. Il repose sur deux pieds :

- un salarié est payé pour sa qualification (dans la fonction publique) ou celle de son poste (dans le privé). C’est le rôle de la convention collective dans le privé ou du statut dans la fonction publique. Cela permet de fonder le droit au salaire non pas sur le pouvoir de négociation individuelle avec l’employeur ou sur l’appréciation à chaque instant de mon implication au travail mais sur des critères généraux définis collectivement ;

- le salaire est fait, pour 40%, de cotisations sociales (un salaire net de 1500 euros donne lieu à 1000 euros de cotisations sociales versés par l’employeur aux caisses de sécurité sociales et immédiatement transformées par celles-ci en prestations de retraite, de santé, de famille ou de chômage ; ce qui veut dire que 40% du salaire sert à payer autre chose que du travail subordonné.

…et l’avenir de l’accumulation financière

L’accumulation financière consiste, pour un détenteur de capital, à augmenter la valeur de celui-ci grâce au travail salarié (ou au travail indépendant sous-traitant). Il repose sur le droit de propriété lucrative : la possession d’un portefeuille de titres donne droit à ponctionner une partie de la valeur créée par les actifs (la rente) soit en vendant les titres soit en les plaçant. De plus et surtout, les détenteurs de capitaux décident de ce qui va être produit. Ainsi soumis à la mise en valeur du capital, le travail est exploité (ponction de la rente) et aliéné (non participation aux choix de production) : c’est ce qu’on appelle la subordination du travail à la loi de la valeur. Dans la fonction publique, cette subordination est indirecte (les administrations ne mettent pas en valeur des capitaux) mais réelle (elles fournissent le cadre général de cette mise en valeur).

Le statut de salarié met en péril l’accumulation financière :

- la qualification et la cotisation sociale dissocient travail subordonné et droit au salaire. Si j’ai droit au salaire indépendamment de mon travail subordonné, alors c’est toute la subordination du travail à la loi de la valeur qui est en péril. D’où l’offensive patronale contre le salaire à la qualification et contre les cotisations sociales : leur part patronale ne bouge plus, voire diminue avec les exonérations sur les bas salaires.

- avec la cotisation sociale, c’est 300 milliards d’euros qui échappent chaque année à l’accumulation financière puisque les cotisations sont immédiatement transformées en prestations. C’est pourquoi toute l’ambition patronale est de geler les cotisations pour faire financer les prestations par le rendement de l’accumulation financière. C’est en route pour la santé : les remboursements par l’assurance maladie, financée sans épargne financière, sont en recul tandis qu’augmente le poids de mutuelles, qui depuis leur adhésion aux « directives assurance » de l’Union européenne sont devenues des assureurs comme les autres, qui financent leurs prestations par le rendement des placements. Financer les pensions par l’épargne salariale et non pas par une augmentation des cotisations patronales est évidemment aussi l’enjeu essentiel de la réforme des retraites.

la retraite est au cœur de l’affrontement entre statut de salarié et accumulation financière

Sur les deux terrains centraux de l’acceptation de la subordination du travail à la loi de la valeur et de la légitimité de l’accumulation financière (et donc du droit de propriété lucrative), la retraite financée par le salaire représente pour la classe dirigeante un péril considérable :

- dans des millions de familles, la présence d’un retraité est l’occasion d’une expérience sociale massive du bonheur qu’il y a à être payé pour travailler librement. C’est d’ailleurs cette expérience heureuse qui conduit au rejet massif de toute idée de travailler plus longtemps sous forme subordonnée. Cette expérience des plus de soixante ans diffuse évidemment dans les autres tranches d’âge et rejoint l’aspiration à la liberté au travail que la capitalisme ne peut pas satisfaire puisqu’il repose précisément sur la subordination à la loi de la valeur.

- la retraite en répartition est aussi l’expérience de l’inutilité de l’accumulation financière pour assurer des engagements aussi massifs et d’aussi long terme que les pensions. Nous avons maintenant 50 ans de recul : ce sont les pays qui ont choisi de financer la retraite sans accumulation financière qui ont le mieux réussi à vaincre la pauvreté de masse des personnes âgées. Comme on ne peut pas mettre de la valeur au congélateur, aucune génération ne peut financer par de l’épargne sa propre retraite : ce sont forcément les actifs de l’année qui, par la valeur qu’ils créent (et qui ne peut pas se conserver d’une année sur l’autre sous forme financière), financent les pensionnés de la même année. Démonstration est faite que pour répartir entre actifs et retraités la valeur produite dans l’année, la délibération politique des règles du droit du travail suffit et représente un considérable progrès démocratique sur l’exercice par les rentiers du droit de propriété lucrative. Là encore, c’est la logique même du capitalisme qui est en cause.

Tout l’enjeu des réformes Balladur –Raffarin est là : réhabiliter la subordination au travail et le droit de propriété lucrative.

L’argent pour financer les retraites évidemment ne manque pas. Il est plus facile de dépenser beaucoup quand on est riche que de dépenser peu quand on est pauvre. Il est plus facile de consacrer aujourd’hui aux retraites 12% d’un PIB de 1500 milliards d’euros qu’il ne l’était il y a quarante ans d’y consacrer 5% d’un PIB de 750 milliards, et il sera plus facile encore dans quarante ans de dépenser pour les retraites 20% d’un PIB qui sera alors de 3000 milliards. De quarante ans en quarante ans, le doublement du PIB en monnaie constante permet de consacrer de trois à cinq fois plus aux retraites tout en quasi-doublant la richesse affectée aux actifs ou à l’investissement.

C’est de financer les retraite par le salaire, c'est-à-dire par une hausse des cotisations patronales rognant sur les profits que la classe dirigeante ne veut pas entendre parler.

L’argument de la compétitivité est tout aussi spécieux : le recul des salaires dans la valeur ajoutée depuis le milieu des années 1980 (il sont passés de 70% à 60% du PIB, soit actuellement une perte de 150 milliards d’euros pour le salaire chaque année) a entretenu la bulle financière : au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, le taux de marge des entreprises est passé de 25 à 32% pendant que l’investissement chutait de 22 à 17%, et par-dessus le marché ces profits non investis n’ont pas suffit pour financer la folle course aux acquisitions financières et les entreprises se sont passivement endettées ! La hausse des salaires, et singulièrement de la part dite patronale des cotisations sociales, est indispensable pour que la hausse du pouvoir d’achat accompagne celle de la productivité du travail.

le dossier des retraites est inséparable de celui de la fonction publique et de la privatisation des services publics

C’est à partir de la fonction publique que s’est construit le statut de salarié dans tous les pays de l’Europe continentale qui ont institué le salaire et le salariat comme cœur des droits des travailleurs : le salaire à la qualification, la pension comme continuation du salaire, c’est dans la fonction publique que ces nouveautés sont apparues et c’est sur son modèle qu’elles ont diffusé dans les entreprises du secteur public puis du secteur privé.

Quant à la mise en cause de l’accumulation financière, c’est la constitution des services publics qui a permis de faire échapper à logique de la rente une part centrale de l’activité.

On comprend donc que l’acharnement de la classe dirigeante contre le financement de la retraite ou de l’assurance-maladie par le salaire vise également l’avenir de la fonction publique et des services publics, et cela dans toute l’Union européenne.

L’affrontement actuel est l’occasion d’élargir le statut de salarié et de mettre en cause le droit de propriété lucrative

L’affrontement actuel peut conduire à des avancées significatives sur les deux enjeux majeurs.

D’une part, nous pouvons élargir le statut de salarié.

Le financement salarial des retraites supposera qu’à l’horizon de 2040 la cotisation vieillesse représentera plus de 40% du salaire brut (contre 25% aujourd’hui). C’est-à-dire qu’avec les autres cotisations, le salaire direct sera minoritaire dans le salaire total

Cela, la classe dirigeante le sait parfaitement. Pourquoi alors son acharnement à « sauver » une institution en parfaite santé ? C’est que c’est cette santé qui l’affole. A la naissance des assurances sociales, le salaire était fait de 85% de salaire direct et de 15% de cotisation sociale, et ça ne prêtait pas à conséquence. Aujourd’hui, nous sommes à 60/40 : c’est déjà peu tolérable que 40% du salaire nous paie à ne rien faire, c’est-à-dire à travailler librement, à produire de la richesse et non pas à mettre en valeur du capital. Demain, continuer à financer les retraites par cotisations sociales supposera que plus de la moitié du salaire finance non pas le travail subordonné mais le travail libre. Alors notre destin de force de travail subordonnée à la loi de la valeur pourra être déjoué, d’autant que – seconde dimension subversive du financement de la retraite par cotisation sociale – financer les retraites sans épargne financière montre le caractère parasitaire de celle-ci … et donc qu’il est possible aussi de financer l’investissement productif (220 milliards d’euros aujourd’hui, à peine plus que les 180 milliards des retraites) sans accumulation financière. Là, c’est le droit de propriété lucrative qui est en jeu, et avec lui le fondement même du capitalisme. On le voit, c’est une bataille politique majeure qu’engage la classe dirigeante contre le financement de la retraite par la hausse des cotisations sociales patronales, et elle est prête, cette fois encore, à ce que saute le fusible Raffarin plutôt qu’à renoncer à engager une bataille où elle joue, à long terme, sa survie.

1. l’objectif des réformes en cours (à l'horizon de 2040)

la société de longue vie

L'espérance de vie à 60 ans croît d'environ un mois et demi par an : à âge de liquidation inchangé (60 ans en moyenne), la durée de la retraite va donc augmenter de 5 à 6 ans d'ici 2040, passant de 20 à 26 ans pour les hommes et de 26 à 31 ans pour les femmes. Cette évolution n'est pas nouvelle, et on y a fait face jusqu'ici en augmentant significativement la part des dépenses de pensions dans le produit national : de 5% en 1960 à 12% aujourd'hui.

Compte tenu, par ailleurs, d'hypothèses certes discutables sur la natalité, l'immigration, le taux d'activité, le chômage et la productivité du travail, le Conseil d'orientation des retraites prévoit que, pour maintenir au cours des 40 prochaines années le taux de remplacement actuel du dernier salaire par la première pension sans reculer l'âge de la retraite, il faudrait consacrer aux pensions 18% au moins du PIB en 2040, étant entendu que celui-ci aura doublé dans l'intervalle : disons 20% si l’on veut en plus améliorer les conditions de la réversion et supprimer la décote dans le privé, véritable « double peine » subie par les femmes. Il s'agirait ainsi de passer de 180 milliards d'euros sur un PIB de 1500 milliards à une dépense d’environ 600 milliards sur un PIB qui sera alors de 3000 milliards. En termes de cotisations sociales, cela supposerait de passer d'un taux de la cotisation vieillesse de 25% du salaire brut aujourd'hui (contre 8% en 1960) à 40% au moins du salaire brut dans quarante ans.

interrompre la hausse du taux de cotisation sociale

C'est le Livre Blanc publié en 1991 par le gouvernement Rocard qui a initié une campagne sur la stabilisation du poids des cotisations sociales pour financer les retraites. Or, comme, sauf retournement du taux d’emploi entre 60 et 65 ans, le rapport des inactifs de plus de 60 ans sur les actifs va doubler jusqu'en 2040, passant d'environ 4 pour 10 à 8 pour 10, refuser d'augmenter le taux de cotisations allant aux personnes âgées suppose un recul du taux de remplacement et le recul de l’âge d’entrée en retraite, ce qui est la voie choisie par les réformes Balladur et Raffarin. Tandis que le taux de remplacement devra passer de 80% en moyenne (à carrière complète) avant les réformes à 66 % seulement en 2040, l’âge de liquidation de la pension sera reculé, d’où les 42 ans de cotisations prévus en 2020 comme étape suivie d’autres. Le Conseil d'orientation de retraites a en effet calculé qu'en absence de hausse du taux de cotisation, le taux de remplacement sera en 2040 de 66% à condition que dans l'intervalle la durée du travail ait augmenté de plus de 6 ans, absorbant ainsi plus que les gains d'espérance de vie : la retraite durerait en moyenne moins qu'aujourd'hui, ce qui n'est pas vraisemblable. Le taux de remplacement de 66% annoncé n’est donc pas tenable.

C'est pourquoi deux types de mesures viennent compléter ce dispositif central afin de compenser une baisse insupportable du taux de remplacement :

- le taux de remplacement des bas revenus serait garanti par l'Etat à hauteur de 85% du SMIC pour une carrière complète (il était de 100% avant la réforme Balladur, cf. T2) ;

- des incitations fiscales encourageront l'épargne des actifs titulaires de revenus moyens et élevés, en utilisant en particulier les dispositifs d'épargne salariale.

Ainsi, c'est un double déplacement qui est recherché : le financement des pensions assuré jusqu'ici par le salaire le serait de plus en plus par l'allocation fiscale ou par la rente tirée de placements financiers.

2. augmenter fortement les dépenses de pensions, ça n'est pas déshabiller Pierre pour habiller Paul et c'est indispensable !

La société de longue vie est une bonne nouvelle, pas un problème

Il faut récuser le terme de "vieillissement de la société" car il identifie indûment les sociétés à un individu qui irait vers la mort, et ainsi connote négativement un phénomène très positif : le fait d'être jeune de plus en plus longtemps dans des sociétés développées et d'y mener une vie autonome jusqu'à un âge de plus en plus avancé.

Une hausse sensible des dépenses de retraite ne pose aucun problème de financement

Comme le montre le tableau suivant, établi à partir de données arrondies et dont il ne faut donc pas durcir les données en valeur absolue, la nécessaire croissance des dépenses de pensions dans le PIB au cours des 40 prochaines années sera en décélération comparée à celle que nous avons connue dans les décennies précédentes. Il n'y a donc aucune raison que nous ne puissions opérer ce déplacement des ressources.

T1 : Evolution du PIB et des dépenses de retraites (1960-2040)


1960

2000

2040

PIB(en euros 2003)

750 milliards

1500 milliards

3000 milliards

Dépenses de retraites

40 milliards (5%)

180 milliards (12%)

600 milliards (20%)

Reste (en euros 2003)

710 milliards

1320 milliards

2400 milliards

NB : ce tableau est établi à partir de données arrondies, il donne des ordres de grandeur, chaque valeur absolue ne doit pas être durcie.

On "oublie" toujours, quand on raisonne sur l'avenir des retraites, que le PIB progresse d'environ 1,6% par an en volume, et donc qu'il double, à monnaie constante, en 40 ans. C'est pourquoi nous avons pu multiplier par 4,5 les dépenses de pensions depuis 1960 tout en doublant presque le revenu disponible pour les actifs ou l'investissement. Nous pourrons évidemment plus que tripler les dépenses de pensions d'ici 2040 sans que cela empêche le reste du PIB d’être multiplié par 1,8.

Dans le long terme et dans une société au travail aussi qualifié que la nôtre, on peut habiller Pierre tout en habillant Paul.

Un autre exemple numérique simple permet de le comprendre :

- actuellement, nous avons 10 actifs pour 4 retraités. Ils produisent 100. Cela fait donc 7 par personne (100 : 14)

- dans quarante ans, nous aurons 10 actifs pour 8 retraités. Ils produiront 200, soit 11 par personne (200 : 18).

Non seulement c'est possible, mais c'est nécessaire

Continuer à contenir la croissance des dépenses de pensions comme le font les réformes entreprises depuis dix ans (les pensions ont perdu 1% de pouvoir d'achat au cours des dix dernières années) fait que les gains de productivité du travail ne retournent pas aux travailleurs sous forme de rémunération du temps libéré. Ces gains pourtant existent, et la valeur supplémentaire créée va alimenter l'accumulation financière. Il y a un lien étroit entre la stagnation des salaires (directs et indirects) et l'inflation financière des années quatre-vingt-dix, source de tant de maux dans les pays de la périphérie d'abord et aujourd'hui chez nous. Les dix points de PIB gagnés par les profits sur les salaires depuis le milieu des années 1980 (la part des salaires dans la valeur ajoutée est passée de 70% à 60%) ont alimenté la bulle financière des années 1990, dont l’éclatement conduit à des licenciements massifs.

Face à cette dérive il est donc indispensable que plus le travail est productif, plus la valeur produite soit retournée aux travailleurs en étant affectée à l'inactivité, qu'il s'agisse de la baisse de la durée hebdomadaire, de la retraite, des études.

3. pourquoi choisir la hausse des cotisations sociales patronales pour financer la croissance des dépenses de pensions ?

Non seulement les réformes engagées depuis dix ans tournent le dos à la nécessaire croissance du poids des pensions dans le PIB, mais elles s'attaquent à la cotisation sociale et tentent de lui substituer l'impôt de solidarité ou la rente dans leur financement. La cotisation est pourtant préférable aux deux autres modalités.

La solidarité nationale : le droit des pauvres à la place du droit des salariés

Mettre sous la puissance tutélaire de l'Etat des personnes ou des groupes sociaux posés comme victimes ou définis par leur manque empêche de reconnaître leurs droits en tant que salariés. On sait la fragilité de droits ainsi financés. Remplacer, pour les salariés payés au SMIC, une règle générale fondée sur la qualification qui leur assurait avant les réformes un taux de remplacement de 100% pour une carrière complète, par une règle spécifique qui confie à l'Etat le soin de leur garantir un taux de remplacement à 85 %, et cela en invoquant la faiblesse de leur revenu, montre combien remplacer le droit du travail par la solidarité nationale rend plus fragile le droit au revenu. Le tableau ci-dessous montre comment les règles de calcul de la retraite comme droit lié à la qualification organisaient avant la réforme Balladur une réelle solidarité entre égaux, alors que la réforme revendiquée par la CFDT d’une garantie tutélaire des smicards retraités accompagne la réduction du taux de remplacement pour ces derniers qu’elle transforme en travailleurs pauvres objets de la solidarité nationale.

T2 : Taux de remplacement du dernier salaire net par la première pension nette pour des salariés nés en 1930 et ayant effectué une carrière complète

Montant du dernier salaire mensuel net (primes comprises) à temps complet

Fonction publique civile d’Etat

Secteur privé (régime de base et régimes complémentaires ARRCO et AGIRC)

moins de 7500F (1143€)

-(1)

100%

7500 à 10000F (1143-1524€)

-(1)

91%

10000 à 12500F (1524-1905€)

80%

84%

12500 à 15000F (1905-2286€)

77%

76%

15000 à 20000F (2286-3048€)

79%

72%

plus de 20000F (3048€)

69%

59%

Ensemble

77%

84%

Source : DREES, échantillon inter régimes de retraités 1997.

(1) Le nombre de fonctionnaires terminant une carrière complète avec un salaire à temps plein inférieur à 10000F est très faible et, compte tenu du taux de sondage, non significatif

Ce tableau établit ce qu’était le taux de remplacement pour la génération de 1930 entrée en retraite entre 1990 et 1995, avant les effets des réformes Balladur. On mesure au passage la régression que constitue un taux de remplacement moyen de 66% annoncé comme objectif des réformes Balladur-Raffarin, avec un effet considérable sur les femmes qui n’ont en moyenne que 140 trimestres validés à 60 ans, et l’énorme scandale de la signature de la CFDT, qui avalise la réforme Balladur et son extension partielle aux fonctionnaires.

Epargne-retraite et nouvelle légitimité du droit de propriété lucrative

Pour les actifs titulaires des revenus plus élevés, l'actuelle parité entre actifs et retraités, mise en cause par la baisse attendue du taux de remplacement, pourrait être sinon maintenue du moins approchée par des incitations fiscales à des dispositifs d'épargne.

Or, contre une idée reçue, quelqu'un qui épargne ne finance pas sa propre retraite. La valeur, comme la monnaie qui l'exprime, ne peut pas se mettre en conserve. Seuls les biens durables qui servent à la production (et qui font l'objet d'un amortissement comptable sur quelques années) peuvent transmettre de la valeur d'une année sur l'autre ; mais l'essentiel des biens et services que nous produisons perdent leur valeur en cours d'année. Quand donc on épargne des titres financiers, on accumule non pas de la valeur qu'on remettra en circulation quand on liquidera son épargne, mais des droits sur la valeur créée au moment de cette liquidation. Les 600 milliards d'euros nécessaires pour financer les retraites de 2040 seront forcément produits en 2040 par les actifs de 2040. Si c'est la cotisation qui les finance, cela signifie que les retraités ponctionneront la valeur créée par les actifs au nom du droit du travail, qui détermine les règles de calcul des pensions. S'ils ont épargné dans des fonds de pensions, ils ponctionneront aussi la valeur créée par les actifs bien sûr, mais cette fois-ci au titre du droit de propriété lucrative.

Cette remise en selle du droit de propriété lucrative est particulièrement critiquable. Ce droit est à bien distinguer du droit de propriété d'usage, celui d’être propriétaire de sa voiture, de sa maison ou de ses instruments de travail. A l’inverse, la propriété lucrative est faite d’un patrimoine que l’on ne consomme pas, afin d’en tirer un revenu : la forme traditionnelle est le patrimoine immobilier dit « de rapport », mais sa forme essentielle aujourd’hui est la détention d’un portefeuille. C’est le droit de propriété lucrative qui est au fondement de la ponction par les actionnaires de la valeur produite par les salariés. Tout ce qui conduit à remplacer la cotisation par la rente dans le financement des pensions fait des salariés concernés les supplétifs, comme retraités, d'un droit qui nie leur travail comme actifs ; et on peut en dire autant, évidemment, de l’épargne salariale.

La cotisation sociale et l'invention d'un nouveau fondement du droit à ressources : le droit du travail

Face aux deux ressources traditionnelles des inactifs, l'assistance et la rente, la cotisation sociale finance les pensions d'une manière particulièrement subversive du capitalisme, et cela pour deux raisons :

- elle pose clairement le travail au fondement de la circulation des ressources, tout en déconnectant le droit à ressources de l'implication immédiate dans le travail subordonné à la loi de la valeur. Les salariés ne mettent leur travail subordonné à la disposition de leurs employeurs qu'à la condition que ceux-ci leur payent, par la cotisation sociale, le temps librement utilisé de leur retraite. Les travailleurs indépendants incluent dans leur prix de vente le financement du temps de leur retraite (et c'est quand ils cotisent trop peu qu'ils sont insuffisamment combatifs sur leurs prix). Sur cette base, et c’est d’ailleurs la condition indispensable de la mobilisation unitaire sur les retraites, il est légitime de revendiquer le maintien de leur salaire aux chômeurs (y compris les démissionnaires) et un salaire pour les jeunes, payés par une hausse des cotisations sociales patronales. S’ils étaient reconquis, les 150 milliards d’euros perdus chaque année pour le salaire du fait du recul de 10 points de sa part dans le PIB pourraient financer dès aujourd’hui le SMIC net pour tout jeune entre 18 ans et son premier emploi, une hausse significative des bas salaires de sorte qu’aucun ne soit inférieur à 120% du SMIC et le maintien de leur salaire direct aux chômeurs. Le salaire pour tous est ainsi tout à fait finançable, et on imagine sans peine quelle liberté et quel horizon il donnerait à chacun !

- la cotisation montre le caractère parasitaire du droit de propriété lucrative : un "investisseur" n'apporte rien d'autre que le droit de ponctionner la valeur créée par autrui en vendant ou en plaçant ses titres financiers (lesquels, rappelons-le, ne sont pas des réserves de valeur mais des droits sur la valeur), activité parasitaire dont les régimes en répartition montrent depuis cinquante ans qu'on peut parfaitement se passer pour financer des engagements aussi massifs et de long terme que les pensions. A fortiori, sur le modèle de la cotisation sociale, un versement d'une partie de l'excédent brut d'exploitation des entreprises à des caisses d'investissement permettrait de répartir chaque année la valeur nécessaire au financement de ce dernier sans recourir à l'épargne. Ce versement se ferait sous forme de cotisation économique liée à chaque emploi comme l’est la cotisation sociale et constituerait, à côté de cette dernière et du salaire direct, la troisième composante du salaire socialisé. Ainsi, on éliminerait la ponction rentière (car le taux d'intérêt serait inutile, tout comme les prestations sociales sont distribuées sans intérêt) et on restituerait à ceux qui travaillent le droit de décider de ce qui est produit, droit aujourd'hui confisqué par les actionnaires.

4. l’urgence d’un changement de notre représentation du salaire

Evidemment, une telle perspective, à notre portée, suppose un déplacement voire un renversement de notre représentation du salaire. Nous l’identifions au prix de notre force de travail, à la subordination à la loi de la valeur auquel notre travail est soumis, et finalement, tout en aspirant à de meilleurs salaires, nous ne pensons pas que le salaire puisse être aussi un chemin de libération. Et il est vrai que le salaire est de la monnaie, et que cette monnaie correspond à la mise en valeur des capitaux par le travail salarié : c’est ce qu’on appelle la subordination du travail à la loi de la valeur. Cette subordination est faite d’exploitation (la valeur créée par notre travail ne nous revient actuellement qu’à 60%, la part des salaires dans le PIB) et d’aliénation : ce sont les actionnaires qui décident des biens et services qui vont être produits. Mais précisément, parce que le salaire est l’expression de cette subordination, il est depuis deux siècles l’enjeu d’un affrontement de classes qui en Europe continentale a transformé les travailleurs en salariés, ce qui est une mutation aux potentialités considérables.

Le salaire pour tous

Un salarié, c’est quelqu’un qui n’est pas simplement une force de travail puisque les employeurs doivent payer le temps libre de sa retraite … et tout l’enjeu est de leur faire payer le temps libre du chômage et de la jeunesse. Cela n’est possible que si nous comprenons que la pension n’est pas la contrepartie de mon travail passé, qu’elle n’est pas du salaire différé, mais qu’elle est du salaire socialisé, la part qui me revient, au titre des règles du droit du travail en permanence délibérées politiquement, de la valeur créée par le travail subordonné collectif, … ce qui est aussi la définition du salaire direct payé à la qualification.

Il faut insister en effet sur une évidence mal perçue : un salarié n’est pas payé pour son travail, mais pour sa qualification (s’il est fonctionnaire) ou pour celle de son poste (s’il relève du statut privé). La qualification n’est pas la mesure de la tâche accomplie au jour le jour, ni de l’implication dans la culture d’entreprise : parce qu’elle fonde le salaire sur des critères plus généraux, elle introduit la distance entre mon travail et ma ressource qui est une condition de liberté et qui, si je l’assume au lieu de m’arc-bouter sur l’idée fausse que “ mon, salaire est la contrepartie de mon travail ”, me rend solidaire des chômeurs et des jeunes dans la revendication d’un salaire pour tous.

Le salaire pour tout

Cela dit, l’augmentation des temps libres payés ne libère pas de la subordination au travail : comme on l’a vu souvent avec les 35 heures, le temps libre augmente au prix d’une intensification inhumaine du temps subordonné ; et surtout ce sont toujours les titulaires de l’accumulation financière qui ont la main sur l’investissement : le profit est réduit mais pas supprimé. C’est ici qu’il est possible de concrétiser ce qu’offre le salaire comme tremplin pour en finir avec le droit de propriété lucrative. La réussite des régimes de retraite en répartition (les seuls qui aient pu vaincre la pauvreté de masse des personnes âgées) ouvre la voie à une transposition au financement de l’investissement de ce qui s’est opéré pour la retraite, à savoir la transformation de patrimoines lucratifs des ménages en salaires à travers la cotisation sociale. C’est maintenant les grands centres d’accumulation financière qu’il faut supprimer en imposant la cotisation économique qui financera par le salaire l’investissement. Le tableau 3 (construit comme le tableau 1 à partir de données arrondies, et dont il ne faut donc pas durcir les valeurs absolues) explore trois scénarios à l’horizon 2040 pour montrer comment peut se poursuivre la révolution du salaire engagée depuis les luttes du siècle dernier.

Tableau 3 : La mutation du salaire (1960-2040)


1960

2000

2040 (A)

2040 (B)

2040 (C)

Part du salaire dans le PIB

60%

60%

60%

70%

85%

Progression du montant du salaire réel et de ses composantes (indice base 100 en 2000)

Salaire total

50

100

200

230

280

Dont Salaires directs

60

100

167

176

176

Cotisations sociales

35

100

250

310

310

Structure du salaire (en %)

Salaire direct

72

60

50

45

37

Cotisation sociale

28

40

50

55

45

Cotisation économique





18

Total

100

100

100

100

100



Lecture : Dans le scénario A, les salaires directs progressent de 67% entre 2000 et 2040, et les cotisations sociales de 150%, de sorte que le partage (entre salaire direct et cotisations sociales) du salaire total, lequel double dans l’intervalle puisqu’il augmente au même rythme que le PIB, passe de 60/40 à 50/50. Dans le scénario B, le salaire total grandit plus vite que le PIB pour retrouver son poids de 70% atteint au début des années 1980, si bien qu’il est multiplié par 2,3 entre 2000 et 2040. Dans le scénario C, les salaires directs augmentent de 76% dans les quarante prochaines années (comme dans le scénario B), mais ils ne constituent plus que 37% du salaire total, qui inclut aussi le financement de l’investissement.

Attention ! Ce tableau est calculé sur des données arrondies, il donne des ordres de grandeur, et il ne faut absolument pas durcir les valeurs obtenues. Il s’agit surtout de visualiser un raisonnement.


Scénario A (colonne 2040 A) : les cotisations vieillesse passent de 25 à 40% du salaire brut par hausse des cotisations patronales afin de conserver la parité entre actifs et retraités d’avant les réformes Balladur (supprimées) et de maintenir l’âge moyen actuel de départ en retraite (60 ans).


Scénario B (colonne 2040 B) : aux mesures prises dans le scénario précédent s’ajoute le fait que les salaires retrouvent les 70% de PIB atteints au début des années 1980 par deux moyens : les salaires directs sont augmentés de sorte qu’aucun ne soit inférieur à 120% du SMIC, et surtout une augmentation supplémentaire des cotisations patronales permet de verser le SMIC net à tous les jeunes entre 18 ans et leur premier emploi et de maintenir leur salaire direct aux chômeurs.

Scénario C (colonne 2040 C) : aux mesures incluses dans le scénario B s’ajoute la salarisation de l’investissement productif. Les 15 points de PIB qu’il représente sont affectés au salaire socialisé (qui correspond de ce fait à 85% du PIB) sur le modèle des cotisations sociales : les employeurs versent une partie de l’excédent brut d’exploitation sous forme de cotisation économique à des caisses d’investissement qui allouent leurs fonds sans intérêts.

On comprend combien est vital pour la classe dirigeante d’éviter le scénario A parce qu’il est porteur des deux autres, lesquels mettent à mal la domination capitaliste. Mais on mesure aussi combien nos représentations spontanées et savantes du salaire sont un obstacle à la conquête d’un salaire dont un peu plus du tiers seulement paierait des titulaires d’emplois tandis que le reste financerait le travail libre et l’investissement.



Conclusion

En définitive, face aux réformes en cours depuis dix ans, nous sommes placés devant le même défi que celui qu'ont affronté les pionniers de la sécurité sociale : parier que le droit du travail est un meilleur fondement du droit à ressources que le droit de propriété lucrative ou le droit à la solidarité nationale, et pousser à la hausse des revenus du travail afin d'augmenter la part patronale des cotisations sociales. Certes, pour les raisons évoquées en introduction, les gouvernements successifs sont maintenant fermement contre cette dynamique qu'ils appuyaient éventuellement il y a cinquante ans, mais nous disposons d'un atout considérable : la preuve de la réussite des régimes en répartition. Nous gagnerons la bataille des retraites à la condition de la mener comme un moment de la lutte pour le salaire pour tous et pour tout. Salaire pour tous : droit au salaire comme droit inaliénable. Salaire pour tout : financement de l’investissement par du salaire socialisé, et donc maîtrise par les travailleurs de la définition de leur travail.



S’il faut résumer d’une phrase l’enjeu politique des batailles sur la retraite, il s’agit d’un affrontement entre le droit du salaire et celui de la propriété lucrative. Jointe à la solidarité nationale (rente et assistance ont toujours fait système), la propriété lucrative est à la base du capitalisme. C’est le droit de propriété lucrative qui permet au détenteur d’un portefeuille de ponctionner la valeur créée par le travail d’autrui. Nous disposons avec le droit de salaire d’un formidable levier de mise en cause du droit de propriété lucrative. Par droit de salaire, il faut entendre l’invention, au 20ème siècle, du salaire à la qualification et de la cotisation sociale. En s’appuyant sur lui, en le développant, on peut parvenir au salaire universel, pour tous et pour tout, c'est-à-dire à l’abolition du capital et donc du salariat.




1